LIMOGES
EUGÈNE ARDANT ET Co.
ÉDITEURS
Mon oncle Hilarion Bruno est un personnage bien original, et je vousdemande, ami lecteur, la permission de vous le présenter.
Figurez-vous une manière de géant, que les cuirasses du moyenâge habilleraient mieux que nos pantalons collants et nos vestonsétriqués; des bras musculeux capables de soulever les fardeauxles plus lourds; des jambes nerveuses, infatigables; une poitrinesemblable à un soufflet de forge.
Le visage de mon oncle présente le type savoyard le plus pur:nez gros, rond au bout, émaillé de rubis et semé de verruesmulticolores; yeux gris, fendus en amande, ombragés de longs cils etsurmontés de sourcils énormes qui coupent le front blanc, haut etlarge, de leur arc nettement tracé.
Le visage respire la bonté, la franchise, la simplicité, j'oseraimême dire la candeur.
Tel que je le trace pour vous, ô lecteur, ce portrait n'est pointflatté; mon oncle n'est pas beau, et, sous ce rapport, tous sesneveux lui ressemblent.
Hilarion Bruno est rentier de son état, chasseur de profession, mairede son endroit, hâbleur superlatif, parce qu'il est chasseur, pleind'une rogue dignité, parce qu'il est maire.
Il habite, à quelques kilomètres de Saint-Jean-de-Maurienne, enSavoie, une charmante maisonnette aux murs couleur de rose, auxpersiennes grises, que les paysans du village appellent le château etles bourgeois de la ville, Maison-Rose.
Cette maison possède une cave excellente, fraîche en été, chaudeen hiver, dans laquelle vieillissent les bons vins du pays: le toniquePrinceps, le capiteux Saint-Julien, le Bonne-Nouvelle et le vin deRippes, dont le parfum se rapproche de celui de la violette.
Le salon de Maison-Rose est un petit musée où sont réunispêle-mêle des épées flamboyantes et des meubles sculptés; destableaux de maître et des fragments de vitraux. Les merveilles dela céramique italienne s'y joignent aux filigranes de Gênes, auxverreries de Venise, aux émaux cloisonnés de la Chine, à ces milleobjets, en un mot, que l'argot parisien nomme bibelots, et que leurpropriétaire décore pompeusement du titre d'objets d'art.
Si mes souvenirs ne me trahissent point, la salle à manger et labibliothèque n'étaient point indignes du salon.
La salle à manger, vaste pièce lambrissée de vieux chêne, étaitencombrée de trophées de chasse, trophées qui s'étalaient mêmesur le grand buffet de poirier sculpté, où mon oncle renfermait samassive argenterie et les belles porcelaines qu'il avait rapportéesdu Japon. Il y avait là des cornes de chamois, des bois de cerf,des défenses de sangliers, auxquels s'accrochaient dans un ordreadmirable toutes sortes de fusils, de poires à poudres, de flasques,de bidons, de carniers. Les deux objets qui excitaient le plusvivement mon admiration alors que j'avais douze ans,—il y a longtempsde cela!—étaient: 1° une gourde faite d'une noix de coco sculptéeet 2° une paire d'ours empaillés placés en sentinelle aux deuxcôtés du buffet.
Oh! que ces deux ours me faisaient peur avec leurs dents blanches etpointues! leurs yeux de feu, leurs poils bruns, longs et frisés!
Quant à la bibliothèque, elle se composait uniquement de livresde voyage et de chasse. C'était encore une des manies de mon oncle,lequel, je vous l'ai déjà dit, était un fier original.
Il avait un certain nombre de manies.
D'abord, celle de la chasse; puis, celle de raconter ses chasses.Ensuite, celle de