Note du transcripteur:
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 1
Vie de Shakspeare
Hamlet.—La Tempête.—Coriolan.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864
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«Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel,» dit, àla fin de la Tempête, le vieux Gonzalo tout étourdi desprestiges qui l'ont environné depuis son arrivée dans l'île. Ilsemble que, par la bouche de l'honnête homme de la pièce,Shakspeare ait voulu exprimer l'effet général de ce charmant etsingulier ouvrage. Brillant, léger, diaphane comme les apparitionsdont il est rempli, à peine se laisse-t-il saisir à la réflexion; àpeine, à travers ces traits mobiles et transparents, se peut-ontenir pour certain d'apercevoir un sujet, une contexture de pièce,des aventures, des sentiments, des personnages réels. Cependanttout y est, tout s'y révèle; et, dans une succession rapide, chaqueobjet à son tour émeut l'imagination, occupe l'attention etdisparaît, laissant pour unique trace la confuse émotion du plaisiret une impression de vérité à laquelle on n'ose refuser ni accordersa croyance.
«C'est ici surtout, dit Warburton, que la sublime etmerveilleuse imagination de Shakspeare s'élève au-dessus de lanature sans abandonner la raison, ou plutôt entraîne avec elle lanature par delà ses limites convenues.» Tout est à la fois, dans cetableau, fantastique et vrai. Comme s'il était le créateur del'ouvrage, comme s'il était le véritable enchanteur entouré desillusions de son art, Prospero, en s'y montrant à nous, semble leseul corps opaque et solide au milieu d'un peuple de légersfantômes revêtus des formes de la vie, mais dépourvus desapparences de la durée. Quelques minutes s'écouleront à peine quel'aimable Ariel, plus léger encore que lorsqu'il arrive avec lapensée, va échapper au contact même de la baguette magique, et,libre des formes qu'on lui prescrit, libre de toute forme sensible,va se dissoudre dans le vague de l'air, où s'évanouira pour nousson existence individuelle. N'est-ce pas un prestige de la magieque cette demi-intelligence qui paraît luire dans le grossierCaliban? et ne semble-t-il pas qu'en mettant le pied hors de l'îledésenchantée où il va être laissé à lui-même, nous allons le voirretomber dans son état naturel de masse inerte, s'assimilant pardegrés à la terre dont il est à peine distinct? Que deviendront,loin de notre vue, cet Antonio, ce Sébastien, si prompts àconcevoir le dessein du crime, cet Alonzo, si facilement etlégèrement accessible à tous les sentiments? Que deviendront cesjeunes amants, sitôt et si complétement épris, et qui, pour nous,semblent n'avoir eu d'autre existence que d'aimer, d'autredestination que de faire passer devant nos yeux les ravissantesimages de l'amour et de l'innocence? Chacun de ces personnages nenous révèle que la portion de son caractère qui convient à sasituation présente; aucun d'eux ne nous dévoile en lui-même cesabîmes de la nature, ces profondes sources de la pensée où descendsi souvent et si avant Shakspeare; mais ils en déploient sous nosyeux tous les effets extérieurs: nous ne savons d'où ils viennent,mais nous reconnaissons parfaitement ce qu'ils semblent être;véritables visions dont nous ne sentons ni la chair ni les os, maisdont les formes nous sont distinctes et familières.
Aussi, par la souplesse et la légèreté de leur nature, ces