LES BORDS DE LA ROUTE
1882-1894
A PAUL SIGNAC
DÉCORS TRISTES
LE GEL
Sous le fuligineux étain d'un ciel d'hiver,
Le froid gerce le sol des plaines assoupies,
La neige adhère aux flancs râpés d'un talus vert
Et par le vide entier grincent des vols de pies.
Avec leurs fins rameaux en serres de harpies,
De noirs taillis méchants s'acharnent à griffer,
Un tas de feuilles d'or pourrissent en charpies;
On s'imagine entendre au loin casser du fer.
C'est l'infini du gel cruel, il incarcère
Notre âme en un étau géant qui se resserre,
Tandis qu'avec un dur et sec et faux accord
Une cloche de bourg voisin dit sa complainte,
Martèle obstinément l'âpre silence—et tinte
Que, dans le soir, là-bas, on met en terre un mort.
LES BRUMES
Brumes mornes d'hiver, mélancoliquement
Et douloureusement, roulez sur mes pensées
Et sur mon cœur vos longs linceuls d'entendement
Et de rameaux défunts et de feuilles froissées
Et livides, tandis qu'au loin, vers l'horizon,
Sous l'ouatement mouillé de la plaine dormante,
Parmi les échos sourds et souffreteux, le son
D'un angélus lassé se perd et se lamente
Encore et va mourir dans le vide du soir,
Si seul, si pauvre et si craintif, qu'une corneille,
Blottie entre les gros arceaux d'un vieux voussoir,
A l'entendre gémir et sangloter, s'éveille
Et doucement répond et se plaint à son tour
A travers le silence entier que l'heure apporte,
Et tout à coup se tait, croyant que dans la tour
L'agonie est éteinte et que la cloche est morte.
SUR LA COTE
Un vent rude soufflait par les azurs cendrés,
Quand du côté de l'aube, ouverte à l'avalanche,
L'horizon s'ébranla dans une charge blanche
Et dans un galop fou de nuages cabrés.
Le jour entier, jour clair, jour sans pluie et sans brume,
Les crins sautants, les flancs dorés, la croupe en feu,
Ils ruèrent leur course à travers l'éther bleu,
Dans un envolement d'argent pâle et d'écume.
Et leur élan grandit encor, lorsque le soir,
Coupant l'espace entier de son grand geste noir,
Les poussa vers la mer, où criaient les rafales.
Et que l'ample soleil de Juin, tombé de haut,
Se débattit, sanglant, sous leur farouche assaut,
Comme un rouge étalon dans un rut de cavales.
(1884-85)
LES CORNEILLES
Le plumage lustré de satins et de moires,
Les corneilles, oiseaux placides et dolents,
Parmi les champs d'hiver, que la neige a fait blancs,
Apparaissent ainsi que des floraisons noires.
L'une marque les longs rameaux d'un chêne ami;
Elle est penchée au bout d'une branche tordue,
Et, fleur d'encre, prolonge une plainte entendue
Par le tranquille écho d'un village endormi.
Une autre est là, plus loin, pleurarde et solitaire,
Sur un tertre maussade et bas comme un tombeau.
Et longuement se rêve en ce coin rongé d'eau,
Fleur tombale d'un mort qui dormirait sous terre.
Une autre encor, les yeux fixes et vigilants,
Hiératiquement, sur un pignon placée,
Reste à l'écart et meurt, vieill