UN ENTRETIEN PAR MOIS
TOME VINGT-DEUXIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1866
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction àl'étranger.
REVUE MENSUELLE.
XXII
Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.
Je ne sais pas combien de temps, monsieur, je restai ainsi évanouie dedouleur sur les marches de la petite chapelle, au milieu du pont,devant la niche grillée de la Madone. Quand je revins à moi, (p. 6)je me trouvai toujours couchée dans la poussière du chemin, sur lebord du pont; mais une jolie contadine, en habit de fête, penchait songracieux visage sur le mien, me donnait de l'air au front avec sonéventail de papier vert tout pailleté d'or, et me faisait respirer, àdéfaut d'eau de senteur, son gros bouquet de fleurs de limons qu'elletenait à la main comme une fiancée de la campagne; elle étaittellement belle de visage, de robe, de dentelles et de rubans,monsieur, qu'en rouvrant les yeux je crus que c'était un miracle, quela Madone vivante était descendue de sa niche ou de son paradis pourm'assister, et je fis un signe de croix, comme devant leSaint-Sacrement, quand le prêtre l'élève à la messe et le fait adoreraux chrétiens de la montagne au milieu d'un nuage d'encens, à la lueurdu soleil du matin, qui reluit sur le calice.
Mais je vis bien vite que je m'étais trompée, quand un beau jeunepaysan de Saltochio, son (p. 7) fiancé ou son frère, détacha de sonépaule une petite gourde de coco suspendue à sa veste par une petitechaîne d'argent, déboucha la gourde, et, l'appliquant à mes lèvres, enfit couler doucement quelques gouttes dans ma bouche, pour me releverle cœur et me rendre la parole.
J'ouvris alors tout à fait les yeux, et qu'est-ce que je vis,monsieur? Je vis sur le milieu du pont, devant moi, un magnifiquechariot de riches paysans, de la plaine du Cerchio, autour deLucques, tout chargé de beau monde, en habits de noces, et recouvertcontre le soleil d'un magnifique dais de toile bleue parsemée depetits bouquets de fleurs d'œillets, de pavots et de margueritesdes blés, avec de belles tiges d'épis barbus jaunes comme l'or, et desgrappes de raisins mûrs, avec leurs pampres, et bleus comme à laveille des vendanges. Les roues massives, les ridelles ou balustradesdu chariot étaient tout encerclées de festons de branches en fleurs;sur le plancher du chariot, grand comme la chambre où nous sommes, ily avait des chaises, des bancs, des matelas, des oreillers, descoussins, sur lesquels étaient assis ou couchés, comme des rois,d'abord les pères et les mères des fiancés, les frères et les (p. 8)sœurs des deux familles, puis les petits enfants sur les genoux desjeunes mères, puis les vieilles femmes aux cheveux d'argent quibranlaient la tête en souriant aux petits garçons et aux petitesfilles; tout ce monde se penchait avec un air de curiosité et de bontévers moi pour voir si l'éventail de la belle fiancée et les gouttes derosolio de son sposo me rendraient l'haleine dans la bouche et lacouleur aux joues.
Deux grands bœufs blancs, aussi luisants que le marbre