PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL
J'avais à peu près dix ans quand je fis connaissance avec Bernard...
Mais avant tout, madame, il faut que je vous parle un peu de ma famille.
Mon père était charpentier, et ma mère blanchisseuse. Ils n'avaient pourtout bien que cinq filles dont je suis la plus jeune, et une maison quemon père bâtit lui-même, sans l'aide de personne, et sans qu'il lui encoûtât un centime. Elle était perchée sur la pointe d'un rocher qu'ons'attendait tous les jours à voir rouler au fond de la vallée, et qui,pour cette raison, n'avait pas trouvé de propriétaire. Quand j'étaisenfant, j'allais m'asseoir à l'extrémité du rocher, sur une petitemarche en pierre, d'où l'on pouvait voir, à trois cents pieds au-dessousdu sol, la plus grande partie de la ville.
Mon père, après sa journée finie, venait s'asseoir à côté de moi. Sonplaisir était de me prendre dans ses bras et de regarder le ciel, sansrien dire, pendant des heures entières. Il ne parlait, du reste, àpersonne, excepté à ma mère, et encore bien rarement, soit qu'il fûtfatigué du travail,—car la hache et la scie sont de durs outils,—soitqu'il pensât, comme je l'ai cru souvent, à des choses que nous nepouvions pas comprendre. C'était, du reste, un très-bon ouvrier,très-doux, très-exact et qui n'allait pas au cabaret trois fois par an.
Si mon père était silencieux, ma mère en revanche parlait pour lui, pourelle, et pour toute la famille. Comme elle avait le verbe haut et lavoix forte, on l'entendait de tout le voisinage; mais ses gestes étaientencore plus prompts que ses paroles, et d'un revers de main ellerétablissait partout l'ordre et la paix. Sa main était, révérenceparler, comme un vrai magasin de tapes, et la clef était toujours sur laporte du magasin. Au premier mot que nous disions de travers, mes soeurset moi, la pauvre chère femme (que le bon Dieu ait son âme en son saintparadis!) nous choisissait l'une de ses plus belles giffles et nousl'appliquait sur la joue.
Et croyez bien, madame, que nous n'avions pas envie de rire, car sesmains, endurcies par le travail, avaient la pesanteur de deux battoirs.Du reste, bonne femme, qui pleurait comme une Madeleine les joursd'enterrement, et qui aurait donné pour mon père et pour nous son sanget sa vie; mais quant à crier, battre et se disputer avec ses voisins,elle n'y aurait pas renoncé pour un empire.
Mon père, qui était la bonté même, voyait et entendait tout sans seplaindre, se contentait de lever quelquefois les épaules,—ce qui ne lesauvait même pas de tout reproche. Mais il était dur à la peine. Ildisait souvent: «Nous ne sommes pas en ce monde pour avoir nos aises;et, puisque nous ne pouvons pas avoir d'enfants sans nos femmes, il fautsavoir supporter nos femmes.» On l'appelait le vieux Sans-Souci,parce que jamais personne n'avait pu le mettre en colère, ni homme, nienfant, ni créature vivante, et qu'il n'aurait pas donné unechiquenaude, même à un chien, excepté pour se défendre de la mort.
Un jour, en revenant du lavoir, ma mère se sentit fort altérée et touteen sueur. Elle but un grand verre d'eau froide, tomba malade et mourutla semaine suivante. Mon père la mena au cimetière sans pleurer, etrevint à la maison avec mes soeurs et moi. Il nous embrassa toutes,donna les clefs de ma mère à ma soeur aînée, qui avait déjà dix-huitans, s'assit dans le coin de la cheminée, et mit sa tête entre sesmains. A dater de ce jour-là, le vieux Sans-Souci, qui n'avait guèreparlé jusque-là, ne parla plus du tout: il avait l'air de rêver nuit etjour, et nous-mêmes, intimidées par son silence, nous ne