L'EXPIATION
DE SAVÉLI.

PAR

HENRY GRÉVILLE



I

La maison seigneuriale de Daniel Loukitch Bagrianof, construite en boissur un haut soubassement en brique, trônait au milieu d'une cour bordéeà droite par une rangée d'écuries et de remises, à gauche par lescommun? et la boulangerie. Une pelouse ovale, devant le perron, séparaiten deux bras, comme une île dans le fleuve, la large route plantéed'arbres qui venait en ligne droite de la station de poste la plusvoisine, distante environ de dix-huit verstes. Ce chemin, fait exprèspour les seigneurs, était bordé par de gigantesques bouleaux jusqu'à laporte d'entrée, porte peu somptueuse, à la vérité. Pas d'enceinte de cecôté; un simple fossé suffirait pour défendre la demeure seigneurialecontre les loups,--pour les hommes, il n'en était pas même question.

Quel audacieux eût pu rêver de franchir cette terrible enceinte, plusredoutable que les haies d'épines vivantes qui protègent les châteauxenchantés? Daniel Bagrianof avait des chiens; mais ces chiens, nourrisde viande crue et lâchés tous les soirs, étaient moins redoutables quele regard froid et pesant des yeux bleu clair du seigneur.

Jamais personne n'avait vu Bagrianof en colère. On eût dit que, toutenfant même, il avait ignoré les révoltes soudaines et les mouvementsinvolontaires d'une irritation secrète. Son visage exsangue, sessourcils blanchis de bon heure comme sa barbe abondante et soignée, luidonnaient l'apparence d'un grand calme. Seuls, ses yeux d'acier et sabouche aux lèvres minces révélaient l'impitoyable ténacité, la férocitéfroide de cet homme. Pas plus qu'on ne l'avait vu en colère, de mémoired'homme on ne l'avait vu pardonner une offense, volontaire ou non. On seracontait à l'oreille une histoire qui en disait long sur son caractère.

Un jour, au temps de sa jeunesse. Bagrianof, tourné en ridicule sousl'éventail par une jolie femme, s'en était pris, non au mari, mais àcelui qui passait à tort ou à raison pour être au mieux avec la dame.

Après l'avoir insulté devant une assemblée choisie, il l'avaitpromptement dépêché à l'épée; quelques jours plus tard, il dit aumari:--Vous me devez une récompense, mon cher, car j'ai fait votrebesogne; j'ai tué l'amant de votre femme.

Le mari furieux se jeta sur lui; on les sépara, et le lendemain la dameétait veuve.

Cette manière d'entendre sa défense personnelle donnait froid dans ledos aux plus braves; aussi, après l'avoir vu agir de la sorte enquelques circonstances, la noblesse du district avait pris le parti defaire la morte.

Pendant des années, on avait évité les réunions brillantes, lesassemblées où se rencontre la fleur du pays; puis Bagrianof s'était enquelque sorte écarté de lui-même.

--Je ne vais nul part, déclara-t-il un jour, je me trouve bien chez moi.

L'âge venu, Bagrianof se maria. Il épousa la fille unique d'un veuf, sonvoisin, dont les biens touchaient à ses terres. C'était prévu, etcependant la nouvelle en fit pousser un grand soupir d'aise à trenteverstes alentour, car on n'avait plus à craindre une demande de la partdu terrible personnage.

La jeune mariée, Alexandra Rodionovna, élevée en liberté dans la maisonde son père, apprit bientôt à modérer les éclats de sa gaieté enfantine.Elle cessa de rire, puis de parler, puis elle apprit à pleurer,--le touten quinze jours,--et quand son vieux père à moitié imbécile vint la voirdans sa nouvelle demeure, il eut peine à reconnaître sa petite Sachadans cette femme aux yeux baissés, à la démarche monacale, à la voixéteinte, qui ne parlait que pour répondre,

...

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