Antonine Karzof venait d'avoirdix-neuf ans; les violons dubal donné à l'occasion de cet anniversairerésonnaient encoreaux oreilles des parents et amis;la toilette blanche, ornée destraditionnels boutons de rose,n'avait pas eu le temps de se faner,et cependant mademoiselleKarzof était en proie au pluscruel souci. Les rayons d'unpâle soleil de printemps éclairaientde leur mieux le salonvaste et un peu sombre où l'onavait tant dansé huit jours auparavant;le piano ouvert portaitune partition à quatre mains quitémoignait d'une récente visite,--mais Antonine ne pensait niau soleil, ni à la musique; elleattendait quelqu'un, et ce quelqu'unne venait pas.
Vingt fois elle alla de la fenêtreà la porte de l'antichambre,puis revint à la fenêtre, retournade là dans sa jolie chambrettequi ouvrait dans le salon, redressaune branche de ses arbustes,refit un pli au rideau...Tout cela ne perdait pas cinqminutes, et le temps passait avecune lenteur impitoyable.
--Ma mère est-elle rentrée?dit Antonine à une vieille servantequi apparut dans la portede la salle à manger contiguë.
--Non, pas encore, mon angechéri, répondit la vieille.
Antonine se jeta dans un fauteuilavec un geste d'impatience,et serra l'une contre l'autre sesdeux mains fluettes, exquises deforme et toutes roses encore.
--Elle ne tardera pas, montrésor, reprit la vieille. Pourquoies-tu si impatiente aujourd'hui?
--Ce n'est pas de voir rentrermaman, que je suis impatiente,murmura Antonine.
La vieille bonne poussa unsoupir, et disparut sans bruit.Personne ne l'entendait jamais marcher.
Antonine, les yeux fixés surla trace lumineuse d'un rayon desoleil qui cheminait lentementsur le parquet, se mit à réfléchirprofondément au passé. Sessouvenirs remontaient à deuxannées en arriére. C'était à lamaison de campagne de ses parentsqu'elle avait commencéalors à trouver à la vie un charmenouveau et indescriptible.Pendant la saison des vacances,son frère, étudiant de l'Universitéde Saint-Pétersbourg, avaitamené deux de ses amis pourpréparer, de concert, leurs thèsesd'examen.
Pourquoi l'un de ces jeunesgens était-il resté aussi indifférentà Antonine que l'herbe dugazon sur lequel ils causaientensemble le soir? Pourquoi lesattentions de celui-là lui étaient-ellesplutôt désagréables? Etpourquoi l'autre, celui qui neparlait presque pas, était-il devenul'objet de ses pensées secrètes?La théorie des atomescrochus l'expliquerait sans doute.
Dournof ne regardait guèreAntonine, lui parlait à peine, nelui faisait jamais de compliments,et s'inquiétait peu de sesactions en apparence: c'était ungarçon de vingt-deux ans alors,robuste et brun, dont l'extérieurmanquait absolument de poésie:on entend par poésie le romantismesentimental qui a fait écriretant de livres absurdes, etcommettre tant d'actions ridicules.Mais la personne de Dournofrespirait l'indépendance dela volonté, l'honnêteté, la loyautéla plus parfaite; il riait volontiers,montrant librement ses bellesdents, trop larges pour l'oeild'un dentiste, mais saines etblanches; il était jeune, alerte,ne connaissait aucun obstacle, etla liberté a sa poésie propre.
Dournof ne regardait doncpas Antonine; dans les réunionsfréquentes à la campagne oùl'on danse à toute heure du jour,dans les parties de jeux innocents,il se trouvait cependant à côtéd'elle presque à coup sûr.Personne n'en pouvait prendreombrage; ils ne se disaient pasdeux mots en toute la journée.Cependant quand Dournof avaitterminé la lecture d'un livre, ilétait rare qu'on ne vit pas le volumepasser dans les mains d'Antonine.