Le dernier des Commis Voyageurs.
Par Louis Reybaud
Ce livre a été publié anonymement en format feuilleton dans le journal"L'Illustration", entre le 30 mars et le 8 juin 1844. Pour en faciliterl'accès, Gutenberg.org le réédite aujourd'hui en format de livreélectronique.
Il ne semble pas qu'il ait été publié, à ce jour, sans aucun autresoutien, bien qu'il ait paru dans "Nouvelles de Louis Reybaud" (1852),avec trois autres nouvelles, et en 1856 avec une histoire courte "Lesaventures d'un fifre."
«Plaisantons pas, voyageurs; laissez-moi gouverner ma mécanique. La côteest rapide, voyez-vous: nous tombons à pic sur Tarare.
--Conducteur, soyez calme! La mécanique, ça me connaît. J'ai vu périr lesabot et naître la mécanique. Vous avez affaire à un routier.
--Possible, voyageur; mais une imprudence est vite commise. S'ilarrivait un accident, on me mettrait à pied.
--Conducteur, vous êtes jeune: autrement votre mot serait sans excuse.Vous ne connaissez donc pas le vieux troubadour, l'ancien des anciens...Diable de palonnier, comme il s'emporte!
--Mais serrez donc le frein, voyageur; la pente nous gagne.
--C'est fait, conducteur; on ne prend pas le vieux troubadour en faute.Voilà! Nous allons nous insérer doucement dans Tarare. N'empêche quevotre palonnier ne soit une pauvre bique. Dites donc, postillon?
--De quoi, m'sieur?
--Conseillez à votre maître, mon garçon, de ne prendre des limousins quepour l'arbalète. Au limon, toujours des normands ou des comtois, desraces carrées; beaux poitrails, croupes énormes: il n'y a que cela pourtenir à la descente:
Et vogue la berline,
Qui porte mes amours.»
Cette conversation, mêlée de chants, se passait sur l'impériale de l'unedes grandes messageries qui font le service entre Paris et Lyon par laroute du Bourbonnais. Le principal interlocuteur était un petit hommetrapu, vigoureux, et dont la figure ronde et joviale exprimait cettesatisfaction qui naît d'une santé parfaite et d'un merveilleux estomac.Les rides du visage accusaient une cinquantaine d'années, mais desannées légèrement portées et qui n'avaient nui ni à l'enluminure duteint, ni à la vivacité de l'œil, ni à la pétulance des allures. Lebuste était puissant, le cou large, les cheveux gris et coupés ras, lenez un peu camard, l'oreille rouge, la denture encore belle, le frontcourt et sillonné. La force de la musculature et la richesse du sangéclataient chez ce sujet, et son florissant aspect donnait une grandeidée de l'harmonie de ses fonctions digestives.
C'est à Moulins, au milieu de la nuit, que l'on avait pris le nouvelhôte de l'impériale. Depuis qu'il s'y était installé, personne autour delui n'avait eu un instant de repos. La température était froide et lesautres voyageurs auraient voulu se défendre contre l'air extérieur àl'aide des rideaux de cuir qui garnissaient leur demeure aérienne.Impossible: le nouveau venu les écartait avec une obstinationinfatigable, et semblait avoir fait un pacte avec la bise. Il est vraiqu'il avait pris ses précautions: la houppelande doublée de peaux demouton, les bottes fourrées, la casquette de loutre rabattue sur lesoreilles, et par-dessus tout cela le manteau bleu de ciel avec l'agrafeen similor. Notre homme s'agitait, souff