Photographie de Guillaume Apollinaire. 1916.
Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, leschoses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne lesabandonnent point sans douleur.
C'est ainsi qu'en 1912, je ne vous quittai pas sans amertume, lointainAuteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses. Je n'y devaisrevenir qu'en l'an 1916 pour être trépané à la Villa Molière.
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Lorsque je m'installai à Auteuil en 1909, la rue Raynouard ressemblaitencore à ce qu'elle était du temps de Balzac. Elle est bien laidemaintenant. Il reste la rue Berton, qu'éclairent des lampes à pétrole,mais bientôt, sans doute, on changera cela.
C'est une vieille rue située entre les quartiers de Passy et d'Auteuil.Sans la guerre elle aurait disparu ou du moins serait devenueméconnaissable.
La municipalité avait décidé d'en modifier l'aspect général, del'élargir et de la rendre carrossable.
On eût supprimé ainsi un des coins les plus pittoresques de Paris.
C'était primitivement un chemin qui, des berges de la Seine, montait ausommet des coteaux de Passy à travers les vignobles.
La physionomie de la rue n'a guère changé depuis le temps où Balzac lasuivait lorsque, pour échapper à quelque importun, il allait prendre lapatache de Saint-Cloud qui l'amenait à Paris.
Le passant qui, du quai de Passy remarque la rue Berton, n'aperçoitqu'une voie mal tenue, pleine de cailloux et d'ornières et que bordentdes murs ruineux, clôture à gauche d'un parc admirable et à droited'un terrain qui a été destiné par ceux qui le possèdent à des finsdiverses et bien singulières. Une partie est aménagée en jardin;ailleurs se trouve un potager; il y a encore des matériaux et d'unegrande porte donnant sur le quai part un large chemin sablé qui mèneà un grand théâtre en bois. Monument bien imprévu à cet endroit etque l'on appelle la salle Jeanne-d'Arc. Des lambeaux d'affiches déjàanciennes montraient, en 1914, qu'une fois, il y avait peut-êtrequelque cinq ou six ans, la Passion de N. S. Jésus-Christ y avait étéreprésentée. Les acteurs, c'étaient peut-être des gens du monde et vousavez peut-être rencontré dans un salon le Christ d'Auteuil; un baronde la Bourse converti y joua peut-être à la perfection le rôle ingratde ce saint caïnite. Judas, qui commença par la finance, continua parl'apostolat et finit en sycophante.
Mais que le passant entre dans la rue Berton, il verra d'abord que lesrues qui la bordent sont surchargées d'inscriptions, de graffiti,pour parler comme les antiquaires. Vous apprendrez ainsi que Lilid'Auteuil aime Totor du Point du Jour et que pour le marquer, ellea tracé un cœur percé d'une flèche et la date de 1884. Hélas! pauvreLili, tant d'années écoulées depuis ce témoignage d'amour doivent avoirguéri la blessure qui stigmatisait ce cœur. Des anonymes ont manifestétout l'élan de leurs âmes par ce cri profondément gravé: Vive lesMénesses!
Et voici une exclamation plus tragique: <