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1908
Je vous dédie ce livre, qui est pour ainsi dire votre oeuvre. Il y a unecollaboration plus haute et plus réelle que celle de la plume; c'est cellede la pensée et de l'exemple. Il ne m'a pas fallu péniblement imaginer lesrésolutions et les actions d'un sage idéal, ou tirer de mon coeur la moraled'un beau rêve forcément un peu vague. Il a suffi que j'écoutasse vosparoles. Il a suffi que mes yeux vous suivissent attentivement dans la vie;ils y suivaient ainsi les mouvements, les gestes, les habitudes de lasagesse même.
En ce livre, on parlera souvent de sagesse, de fatalité, de justice, debonheur et d'amour. Il semble qu'il y ait quelque ironie à évoquer ainsi unbonheur peu visible, au milieu de malheurs très réels, une justicepeut-être idéale, au sein d'une injustice, hélas! trop matérielle, et unamour assez malaisément saisissable dans de la haine ou de l'indifférencebien manifeste. Il semble qu'il ne soit guère opportun d'aller chercher, àloisir, en des replis cachés au fond du coeur de l'humanité, quelques motifsde confiance ou de sérénité, quelques occasions de sourire, de s'épanouiret d'aimer, quelques raisons de remercier et d'admirer, quand la plusgrande partie de cette humanité, au nom de laquelle on se permet d'éleverla voix, loin de pouvoir s'attarder aux jouissances intérieures et auxconsolations profondes, mais si péniblement atteintes, que le penseursatisfait préconise, n'a même pas l'assurance ni le temps de goûterjusqu'au bout les misères et les désolations de la vie.
On a reproché ainsi aux moralistes, à Epictète entre autres, de ne jamaiss'occuper que du sage. Il y a du vrai dans ce reproche, comme il y a duvrai dans presque tous les reproches qu'on peut faire. Au fond, si l'onavait le courage de n'écouter que la voix la plus simple, la plus proche,la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait desoulager autour de soi, dans un cercle aussi étendu que possible, le plusde souffrances qu'on pourrait. Il faudrait se faire infirmier, visiteur despauvres, consolateur des affligés, fondateur d'usines modèles, médecin,laboureur, que sais-je, ou tout au moins ne s'appliquer, comme le savant delaboratoire, qu'à arracher à la nature ses secrets matériels les plusindispensables. Seulement, un monde où il n'y aurait plus, à un momentdonné, que des gens se secourant les uns les autres ne persisterait paslongtemps dans cette oeuvre charitable si personne n'usurpait le loisirnécessaire pour se préoccuper d'autre chose. C'est grâce à quelques hommesqui paraissent inutiles qu'il y aura toujours un certain nombre d'hommesincontestablement utiles. La meilleure partie du bien qu'on fait autour denous, à cette heure, est née d'abord dans l'esprit de l'un de ceux quinégligèrent peut-être plus d'un devoir immédiat et urgent pour réfléchir,pour rentrer en eux-mêmes, pour parler. Est-ce à dire qu'ils aient fait cequ'il y avait de mieux à faire? Qui oserait répondre à cette question? Cequ'il y a de mieux à faire semble toujours, aux yeux de l'âme humblementhonnête qu'il faut s'efforcer d'être, le devoir le plus simple et le plusproche, mais il n'en serait pas moins regrettable que tout le monde s'enfût toujours tenu au devoir le plus proche. À toutes les époques, il y eutdes êtres qui purent s'imaginer loyalement qu'ils remplissaient tous lesde