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Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret,épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901),Petite mère, édition de 1881
L'orthographe et la ponctuation ont été conservées.
33, rue de Seine, 33
1881
Tous droits réservés.
Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ilsattendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrerétait bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'uncontre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueursdu crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, ungarçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genouxde sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ciétait petite et menue; sa figure fine et pâle était à demiéclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dansl'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de sesyeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteuret de maternel.
— Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant,dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la têtes'alourdir sur ses genoux.
Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente:
— J'ai faim!…
— Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi.
— Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sansavoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!…
— Mon pauvre Charlot, je n'ai rien… Je t'ai donné, à midi, ledernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui saquinzaine, tu sais?…
— Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un toncourroucé.
— Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir,bien sûr.
Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instantseulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfantreleva la tête, tandis que sa soeur disait:
— Voilà le père.
Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit uneporte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées,puis le silence… et bientôt des ronflements sonores montèrent àtravers le plancher. Il était bien tard.
— Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille.
— Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé.
— Je n'ai rien, mon pauvre chéri… Essaie, tu verras… Unefois endormi, tu ne sentiras plus la faim.
— Et demain?… demanda le prévoyant Charlot.
— Demain, le père sera revenu, tu comprends?…
La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, quise laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car iln'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que depain.
Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitudeavec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remità écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pasrare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Ellecommençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que