LA BICHE ÉCRASÉE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format in-18
SUR LA VASTE TERRE | 1 vol. |
BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES | 1 vol. |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Hollande
Après avoir dîné à Brantes, aux Deux Couronnes, les trois hommess’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparuttout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans lasalle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut.
—Pas causeuse, celle-là! fit-il.
—Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux joursqu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de{2}français.
—La Bretonne? demanda Béville.
—Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dansles hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venirune Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas...
Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondesplus tard, elle était lancée dans la pleine campagne.
—Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville àson compagnon.
—Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et laterre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums...
Béville s’allongea, presque pâmé, ivre un peu des quelques verres dechampagne qu’il avait bus à son dîner, ivre surtout de la vitesse et decet air vivant, tiède, nocturne, qui le baignait, le fouettait, leviolait, le rendait câlin, languide et voluptueux. Il n’était plus sur{3}terre, il planait, il étendait parfois les bras, comme pour enlacer unplaisir.
—... Dommage qu’il n’y ait pas de femmes, fit-il. Hé, Jalin?
Mais Jalin, le propriétaire de l’auto, qui conduisait, ne tourna pas latête. Sur la route dévorée, blondie par la lumière des grands phares, laroute où les arbres alignés faisaient comme deux murs opaques, tant onallait vite, il avait bien assez de guider la formidable machine.
Il grogna seulement.
—Des femmes? Ah, non!
Toute sa virilité, toute sa vigueur, toute sa force de mâle et d’athlèteintelligent n’étaient plus que dans sa tête et dans ses mains. Maiscomme les autres il ouvrait les narines pour boire les odeurs de la nuitd’été, celle des tilleuls, celle des sorbes, celle des milliers depetites herbes dont on ne sait pas les noms, qui se sont fait féconder{4}aux heures de soleil, et durant la nuit savourent, dans leurs corollesrefermées, les délices de cette fécondation. Ça lui suffisait. Ilmurmura seulement:
—Hein, c’est beau, n’est-ce pas?
Des lapins, réveillés par le bruit, aveuglés par