O.-W. MILOSZ
(Extrait des Mémoires du chevalier Waldemar de L…)
PARIS
BERNARD GRASSET
ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
MCMX
DU MÊME AUTEUR
Le Poème des Décadences. — Librairie des Mathurins.(Épuisé.)
Les Sept Solitudes, poèmes. — Librairie Henri Jouve.
En préparation :
Nasta la Voyante ou La Vie des Paysans et desJuifs en Russie, roman.
Poèmes du Nord peu connus, traduits de l’anglais,de l’allemand, du polonais et du russe, par O.-W.Milosz.
Le Livre des Morts, poèmes.
… On a déjà pu connaître plus d’une fois,en lisant le récit sincère que je fais ici de mesaventures, combien peu il m’en coûte, au déclinde ma vie, de reconnaître la médiocrité durôle que j’ai joué en ce monde. Il serait peujuste, toutefois, d’imputer à la petitesse decœur ou d’esprit ce qui me paraît n’être enmoi qu’un effet fort naturel de l’expérience etdu désenchantement. Il fut un temps où jen’avais souci de rien autre chose que de mepréparer à la noble carrière où ma naissanceet mes lumières naturelles me paraissaient appeler ;un temps où je ne m’abandonnais que de tropbon cœur à des rêves de gloire et de dévouementdont l’avare réalité m’a si bien appris,par après, à ne faire que peu d’état ; untemps… temps lointain, perdu, à jamais envolé !
Un jour, je m’éveillai tout hébété à mondestin véritable et je reconnus être une de cesâmes infortunées où les imaginations brûlantesde l’adolescence consument la réalité detoute une vie. Néanmoins, secouant ma torpeur,je me composai du mieux que je pus, jefis mon entrée en scène — et le spectacle commença.Pitoyable tragi-comédie ! Que vous endirai-je que vous ne connaissiez déjà ? Je n’yai jamais su faire qu’un personnage secondaireet des plus effacés, et je mourrai sansdoute sans en avoir connu le héros. Rien n’estsi malaisé que d’apprendre à jouer le principalrôle dans les événements de sa propreexistence. Ai-je aimé, ai-je haï ? Il me souvientd’avoir ri et pleuré ; jamais, cependant,je n’ai senti palpiter sous ma main le cœurmeurtri ou joyeux de la réalité. Je n’ai vécu,en quelque sorte, que pour avoir à quoi survivre.En confiant au papier ces futiles remembrances,j’ai conscience d’accomplir l’acte leplus important de ma vie. J’étais prédestiné auSouvenir.
Pour médiocre qu’elle soit, l’estime que jefais de moi-même en tant que caractère m’apparaîtcomme une façon de panégyrique auregard du peu de confiance que je mets enmes qualités d’écrivain. S’il est bon, quelquefois,de réunir en soi deux personnalités, c’esttoujours chose détestable que d’avoir pourchacune d’elles un style différent ; or, qu’est-cequi ressemble moins à l’expression de ma penséeque le langage de mes sentiments ? A tousmes écrits, je retrouve cette même marquefâcheuse d’une collaboration de frères ennemis.Au par-dessus, j’ai le grand défaut, communà la plupart des fils du Septentrion, d’honorertrop la vérité et de négliger la grâce.Faut-il glisser sur un sujet ou ne l’approcherqu’avec précaution ? Aussitôt j’y donne de toutmon vol, comme l’étourneau dans la glu.S’agit-il, au contraire, de mettre en lumièrequelque trait noble ou agréable ? Alors je m’arrête,je balance longuement et je me retire toutpenaud, ainsi que fait l’ourson couard devant uneruche éblouie de miel et vide d’abeilles. Enfinje trouve plus de plaisir à évoquer des