Lorsque le bohème Crozat était sorti de la misèrepar un bon mariage qui le faisait bourgeois de la ruede Vaugirard, il n'avait pas rompu avec ses ancienscamarades; au lieu de les fuir ou de les tenir à distance,il avait pris plaisir à les grouper autour delui, très content de leur ouvrir sa maison, dont leconfortable le jetait loin de la mansarde de la rueGanneron qu'il avait si longtemps habitée, et le flattaitagréablement.
Tous les mercredis, de quatre à sept heures, il yavait réunion chez lui à l'Hôtel des Médicis, et c'étaitun jour sacré pour lequel on se réservait: quandune idée nouvelle germait dans l'esprit d'un deshabitués, elle était caressée, mûrie, étudiée en silence,afin d'être présentée dans sa fleur au cénacle.«J'en parlerai chez Crozat»; les lèvres prenaient unsourire d'espérance, et l'on s'endormait tranquillementen écoutant déjà le tapage qui se ferait dans lapetite salle basse de l'hôtel où Crozat, les mains tendues,la figure ouverte, recevait ses amis.
Elle était aimable cette réception, simple commel'homme, cordiale de la part du mari ainsi que decelle de la femme, qui ayant été comédienne, avaitgardé la religion de la camaraderie. Sur une table,on trouvait des cruchons de bière et des chopes; àlongueur de bras, un vieux pot en grès de Beauvais,plein de tabac. La bière était bonne, le tabac sec; leschopes ne restaient jamais vides; on pouvait mettreses pieds crottés sur les barreaux des chaises encausant librement entre hommes, et cracher sansgêne autour de soi.
Et ce n'était point de niaiseries ou de futilitésqu'on s'entretenait, de bavardages mondains, decommérages sur les amis absents, ou de potins decoteries, mais des grandes questions philosophiques,politiques, sociales, religieuses, qui règlent l'humanité.
Formé d'abord d'amis ou tout au moins de camaradesqui avaient travaillé et traîné la misèreensemble, le cercle de ces réunions s'était peu à peuélargi, et si bien qu'un jour la salle de l'hôtel desMédicis était devenue une «parlotte» où les prêcheursd'idées et de religions nouvelles, les penseurs,les réformateurs, les apôtres, les politiciens,les esthéticiens et même simplement les bavards enquête d'oreilles plus ou moins complaisantes se donnaientrendez-vous; venait qui voulait, et, si l'onn'entrait point là tout à fait comme dans une brasserie,il suffisait d'être amené par un habitué pouravoir droit à la pipe, à la bière et à la parole.
Mais, quoiqu'une certaine liberté réglât l'ordre dujour de cette parlotte, on n'était pas toujours certaind'arriver à placer le discours préparé pour lequel onétait venu; car Crozat qui, selon ses propres expressions,«poursuivait la conciliation de la sciencemoderne avec les religions, quelles qu'elles fussent»,usait et même abusait de sa qualité de maître demaison pour ne pas laisser les discussions s'écarterdes sujets qui le passionnaient.
D'ailleurs, eût-il faibli en cédant à des considérationsde bienveillance, de politesse, ou même de faiblessequi étaient assez dans son caractère, que leplus assidu de ses habitués, le père Brigard, eûtmontré de la fermeté pour lui.
C'était une sorte d'apôtre que Brigard, qui s'étaitacquis une célébrité en mettant en pratique dans savie les idées qu'il professait et prêchait: comte deBrigard, il avait commencé par renoncer à son titrequi le faisait vassal du respect humain et des conventionssociales;—répétiteur de droit, il eût pufacilement gagner mille ou douze cents francs parmois, mais il avait arrangé le nombre et le prix deses leçons de façon que sa journée ne lui rapportât,que dix francs, po